Dans
un café madrilène
Pepe, le cireur de chaussures, arrive et il se
glisse sans rien dire derrière sa banquette noire, crasseuse de cirage. Il
ouvre les couvercles et de l’un de ses côtés- là où il range les lavettes, les
chiffons, les boîtes de cirage, les brosses recourbées...- il sort le journal
de l’Ouest que Vicente Martinez lui a prêté et il le met dans la poche de sa
veste noire, dans l’une dont le revers porte une plaque de nickel où il est
écrit « cireur de chaussures » ; dans le café, les garçons et
quelques clients l’appellent « Le shérif », en raison de la forme étoilée
de cette plaque. Le surnom ne lui déplait pas, il l’aime presque.
- Moi franchement je ne sais pas sur quoi écrire-
dit le gros écrivain, allongeant le pied et le laissant nonchalamment en l’air,
sans un regard pour le cireur de chaussures, comme sil était une orgueilleuse
femme plutôt que d’être ce gros écrivain et que son pied, plutôt que d’en être
un, était la main de celle-ci, offerte à quelqu’un d’inférieur, indigne de ce don-.
Je me lève presque à midi, même plus tard. Je mange et après je viens ici. Nous
bavardons, nous bavardons, je vais au cinéma, à quelque conférence, mais moins
chaque jour…mon cher, je ne sais pas ce qui m’arrive… ou au théâtre, ou
n’importe où, parce qu’en réalité ça m’est égal, en fait je ne tire aucun
plaisir de rien…Je passe mes soirées je ne sais comment, et je me retrouve à la
maison après avoir dîner dehors généralement, las de cette vie relationnelle-
les récitaux, les lunchs, les réunions, les entrevues
dans les cafés, les visites indispensables…- et c’est alors que je pense à
écrire. Franchement je me sens fatigué et je préfère dormir ou lire un peu.
-« Je ne sais pas sur quoi écrire »
quelle plaisanterie! Pense le cireur de chaussures, « si tu savais… moi
j’ai à la maison un petit roman » !, Il pense à sa femme, à son fils
de quatorze ans : « Il doit être déjà
en train de vociférer les gros titres des journaux comme un nègre »
- A moi aussi, il m’arrive la même chose : de
la maison au ministère, du ministère à la maison, au café dans la soirée… La
même chose que toi. C’est ennuyeux. En plus, pourquoi écrire ? Qui nous
lirait ? N’importe quel feuilleton, n’importe quel roman à l’eau de rose
ou de tuerie intéresse plus les gens qu’une œuvre littéraire…Il n’y a pas de public, on ne sait pas pour qui on
écrit…
Pepe a pris le pied de l’écrivain et l’a soulevé
jusqu’au support de bois, ajustant le talon dans la feuillure avec d’habiles
mouvements. Mais l’écrivain ne l’a pas regardé ; à présent, il porte
le regard sur la tête d’un homme qui est
à une autre table proche de la sienne.
José Lopez
Pacheco, Lucha por la respiración
(1980).