Le camp
des perdants
Des années après la dictature militaire ( 1973 - 1990), le policier George Washington Caucaùmán vient d’arriver de Patagonie à Santiago de Chile.
Il parle avec Anita Ledesma , une femme taxi qui l’aide dans l’enquête qu’il est en train
d’achever.
Au sommet de la colline San Cristóbal,
ils se sentirent merveilleusement seuls. A quelques centaines de mètres plus
bas, les pentes du mont disparaissaient, se perdaient dans le nuage de gaz qui
enveloppait tout et la cime s’emparait de la douce irréalité d’un tableau de
Magritte.
- J’aime être ici – affirma le détective.
- Moi aussi. J’y viens chaque fois que je le peux.
J’imagine que subitement un vent fort venant du Pacifique soufflera, emportera
le nuage de brouillard et de fumée et en descendant je retrouverai la ville que
j’ai perdu en soixante treize – confessa Anita en épluchant une orange.
- Allez ! Alors, toi aussi tu fais partie du
camp des perdants. On dit qu’il y a eu une guerre et j’aimerais connaître les
vainqueurs. Jusqu’à maintenant je suis toujours tombé sur des perdants. En plus
de la ville . Quelle autre chose as-tu
perdu ?
- Un compagnon, par exemple. Il s’appelait Moisés Panquilef, mapuche comme toi. Que veux-tu dire avec camp
des perdants ?
- Aujourd’hui, j’ai rencontré un couple d’acteurs exilés
qui sont revenus dans une ville qu’ils n’ont pas reconnu. Je sui désolé pour
ton compagnon.
- Moi aussi. Mais j’ai appris à vivre avec. Nous
nous sommes connus à la faculté de formation des maîtres, nous voulions tous
les deux être maître et nous installés dans le sud, dans le lointain et profond
sud qu’il me dépeignait comme un paradis. Nous avons vécu deux ans ensemble,
jusqu’à ce qu’un jour de novembre soixante treize, on le sortit de la faculté
et il se transforma en un souvenir, un dossier, un disparu de plus. Et toi George Washington ,
quel diable es-tu ?
- Un homme du même sud où tu pensais aller. Je
suis le fils d’un boulanger mapuche qui lisait Sélection. Voilà d’où me vient
mon nom. Et j’ai un frère qui s’appelle Benjamín
Franklin Caucamán. Un jour le vieux décida que les
mapuches survivraient seulement si nous nous placions du côté de la loi. Je
suis devenu détective et mon frère est carabinier. Nous aimons tous les deux ce
que nous faisons.
Luis Sepúlveda , Hot Line, 2002.