Le capitaine Samaritano
Florentino Ariza y Fermina Daza, déjà vieux, font un
voyage sur le fleuve Magdalena en Colombie.
Ils naviguaient très lentement sur un fleuve sans
rives qui se dispersait parmi de grandes plages arides à perte de vue. Mais
contrairement aux eaux tièdes de l’embouchure, celles-ci étaient lentes et
limpides et possédaient sous le soleil impitoyable un éclat métallique. Fermina Daza eut l’impression
qu’il s’agissait d’un delta peuplé d’îles de sable.
- C’est le peu qui, petit à petit, nous reste du
fleuve- lui dit le capitaine.
Florentino Ariza
était en effet surpris des changements, et il devait l’être davantage le jour
suivant, lorsque la navigation se fit plus difficile et qu’il se rendit compte
que la grande lagune de la Magdalena, l’une des grandes de ce monde, n’était
qu’une illusion de la mémoire. Le capitaine Samaritano
leur expliqua comment la déforestation irrationnelle en avait fini avec le
fleuve en cinquante années : les chaudières des navires avaient dévoré la forêt enchevêtrée d’arbres colossaux que, lors
de son premier voyage, Florentino Ariza
avait ressenti comme une oppression. Fermina Daza ne verrait pas les
animaux de ses rêves : les chasseurs de peaux des Tanneries de la Nouvelle
Orléans avaient exterminé les caïmans qui faisaient les morts, la gueule
ouverte durant des heures et des heures sur les gorges de la rive afin de
surprendre les papillons ; les perroquets et leurs vacarmes, les singes et
leurs cris de folie s’étaient éteints peu à peu au fur et à mesure que les
frondes les achevaient, les lamentins aux grandes
tétines maternelles qui allaitaient
leurs petits et pleuraient avec des voix
de femmes affligées sur les grandes plages étaient une espèce éteinte
par les balles blindées des chasseurs qui se distrayaient.
Le capitaine Samaritano
portait une affection quasi maternelle aux lamentins
parce qu’elles lui semblaient être des femmes condamnées pour quelque égarement
amoureux et la légende selon laquelle elles étaient les seules femelles sans
mâle dans le règne animal était pour lui une certitude. Il s’opposa toujours à
ce qu’on leur tire dessus depuis le bord, comme cela était la coutume, malgré
l’existence de lois l’interdisant. Un chasseur de Caroline du Nord, les papiers
en règles, avait désobéi à ses règles et avait éclaté la tête d’une mère lamentin d’un coup de feu
sûr de sa Springfield et le petit était fou de douleur pleurant en
hurlant sur le corps étendu. Le capitaine avait fait monté
l’orphelin pour se charger de lui et laissa le chasseur abandonné sur la grande
plage déserte aux côtés du cadavre de la mère assassinée. Il resta six mois en
prison, dû aux protestations diplomatiques, et fut sur le point de perdre sa
licence de navigateur, mais il en sortit disposé à
répéter son acte chaque fois que cela serait nécessaire.
Texte original espagnol de Gabriel García Márquez, El amor en tiempos del cólera, 1985.