Chez Bernarda Alba
Le père vient de mourir et la mère, Bernarda,
impose un deuil rigoureux. Adela, la plus jeune des filles se promène dans le
poulailler vêtue de sa robe verte qu’elle n’a pas encore étrennée. Angustias,
la fille ainée, vient de sortir. Trois autres filles de Bernarda Alba
cancanent.
Magdalena : ( intentionnellement) . Vous connaissez déjà la
nouvelle ? ( En montrant Angustias)
Amelia : Non
Magdalena :
Allez !
Martirio : Je ne sais pas de quoi tu
parles…
Magdalena : Vous
le savez mieux que moi, toutes les deux . Toujours en
tête à tête comme des petits moutons , mais sans vous
mettre à l’aise avec personne. Pour Pepe el Romano !
Martirio : Ah !
Magdalena : ( l’imitant) Ah ! On en parle déjà dans tout le village.
Pepe el Romano vient se marier avec Angustias. Cette nuit il est venu rôder
autour de la maison et je crois qu’il va bientôt envoyer un émissaire.
Martirio : Je m’en réjouis. Il est beau
garçon.
Amelia : Moi aussi. Angustias a beaucoup
de qualités..
Magdalena : Aucune
de vous deux ne se réjouit.
Martirio :Magdalena !
Voyons !
Magdalena :
S’il venait pour les qualités d’Angustias, pour Angustias en tant que femme, je
me réjouirais ; mais il vient pour l’argent. Bien que Angustias soit notre
sœur, nous sommes entre nous et nous
reconnaissons qu’elle est vieille, maladive, et qu’elle a toujours été celle
qui avait le moins de valeur entre nous toutes. Parce que si à vingt ans elle
ressemblait à un bout de bois habillé, qu’en serait-il maintenant qu’elle a quarante
ans !
Martirio : Ne parles pas comme ça. La chance sourit
à celui qui s’y attend le moins.
Amelia : Après tout elle dit la
vérité! Angustias a l’argent de son père, c’est la seule riche de la famille et
c’est pourquoi maintenant que notre père est mort et que le partage de l’héritage
va se faire, il vient pour elle !
Magdalena : Pepe
el Romano a vingt cinq ans et c’est le plus beau garçon de tous les environs.
Il serait normal qu’il te fasse la cour, Amelia, ou à notre Adela ,
qui a vingt ans , et non qu’il vienne chercher ce qu’il y a de plus obscure
dans cette maison, une femme qui, tout comme son père, parle du nez.
Martirio : Peut-être que ça lui plaît à
lui!
Magdalena :
Je n’ai jamais pu supporter ton hypocrisie.
Martirio : Grand Dieu !
( Adela entre)
Magdalena :
Les poules t’ont bien vue ?
Adela : Et que voulais tu que je
fasse ?
Amelia : Si notre mère te voit, elle
t’arrache les cheveux !
Adela : J’étais toute contente de ma
robe. Je pensais la mettre le jour où nous serions allés manger des pastèques à
la noria. Il n’y en aurait pas eu d’identique.
Martirio : C’est une jolie robe.
Adela : Et elle me va bien ;
c’est ce que Magdalena a fait de mieux.
Magdalena :
Et les poules ? Que t-ont-elles dit ?
Adela : elles m’ont offert quelques
puces qui se sont jetées sur mes jambes.
( Elles rient)
Martirio : Ce que tu peux faire, c’est
la teindre en noir.
Magdalena :
Ce que tu as de mieux à faire, c’est de l’offrir à Angustias pour ses noces
avec Pepe el Romano.
Adela : ( avec
une émotion contenue) Mais Pepe el Romano…
Amelia : Tu ne l’a
pas entendu dire ?
Adela : Non
Magdalena :
Bah ! Maintenant tu le sais !
Adela : Mais ce n’est pas
possible !
Magdalena :
Avec l’argent tout est possible !
Adela : C’est pour ça qu’il est
parti après le cortège et qu’il est resté à regarder à la porte d’entrée ?
( Pause) Et cet homme est capable de ….
Magdalena :
Il est capable de tout.
(Pause.)
Martirio : A quoi penses-tu
Adela ?
Adela : Je pense que ce deuil m’a
cueillie dans la pire période de ma vie pour le supporter.
Magdalena :
Tu t’habitueras bien.
Adela : (éclatant en sanglots avec
colère). Je ne m’y habituerai pas. Je ne peux pas être enfermée. Je ne veux pas
que mon corps devienne comme le vôtre, je ne veux pas perdre ma blancheur entre
ces murs. Demain je mettrai ma robe verte et j’irai me promener dans la rue. Je
veux sortir !
Federico García Lorca, La casa de Bernarda Alba,
1936