Droit de vote
Dans un village espagnol, durant de nombreuses années, Teresa s’accommoda de sa vie, mais en novembre 1933, elle décida d’aller voter malgré la réaction de son mari Benigno.
- Où vas-tu si tôt, Teresa ?- lui demanda Benigno, bien qu’il ne le sache que trop bien.
- Voter- répondit-elle et elle embrassa son fils, puis sa fille.
- Voter ?- il serra les poings et les dents, mais il n’arriva nullement à contrôler son indignation- Il en sera ainsi, si je t’en donne la permission.
- Je n’ai aucunement besoin de ta permission_ Teresa acheva de mettre son chapeau, empoigna le loquet de la porte, elle se retourna vers eux et Julien trouva qu’elle n’avait jamais été aussi belle qu’en cet instant- J’ai le droit de voter, et je vais le faire.
- Et pour qui vas-tu voter, si on peut savoir?
- Pour qui j’ai envie. Je n’ai aucune raison de te le dire, ça aussi tu le sais.
Le bruit de la porte fut amorti par le fracas du verre et de la faïence, bols et assiettes que Benigno réduit en miettes sur le sol sans faire cas des pleurs de sa fille, de son fils muet, retenant sa respiration, comme il avait appris à le faire ces deux derniers mois, depuis cette soirée d’octobre durant laquelle tout commença à s’écrouler.
- Ecoute Teresa, je viens de discuter avec Don Pedro et il lui est venu à l’idée…
Tu sais que les élections du mois prochain sont très importantes…
-Très importantes- et dans la bouche de sa femme, ce signe d’approbation ressembla à un défi.
- Bon, alors nous avons pensé… Comme maintenant, il s’avère que vous allez voter, vous les femmes… il lui est venu à l’idée, au curé, et ne crois pas, je ne lui ai rien promis, mais j’aimerais…
- Julien regarda son père du coin de l’œil et il lui sembla qu’il ne l’avait jamais vu aussi nerveux, ni si petit face à la sérénité majestueuse qui s’emparait peu à peu de la rigidité de sa mère , le dos dressé contre le dossier de la chaise, les mains croisées sur la table, le menton bien haut tandis qu’elle l’écoutait- . Il ne s’agit pas de faire campagne, non ce n’est pas ça, si tu voulais parler avec elles, pour leur dire qui les défend… Je sais bien que tu n’es pas pieuse, mais tu seras pour leur droit à l’être, non ?, tu es toujours pour le droit de tout le monde, et moi…
- je n’arrive pas à croire ce que je suis en train d’entendre, Benigno, - et Teresa González passa le bras droit sur les épaules de son fils, comme si elle avait besoin d’une force afin de s’élever vers les hautes sphères d’où elle regarderait son mari a partir de cette soirée.
- Je t’en serais très reconnaissant, Teresa.
- Je ne peux y croire, je te le dis sérieusement. Que toi, tu sois en train de me demander à moi, que je fasse campagne pour la CEDA…
- Ce n’est pas ça.
- Bien sûr que si !- et elle se leva brusquement, la chaise tomba derrière elle et elle ne se retourna pas pour la ramasser- Qu’est-ce que tu crois que je suis bête ? Mais non, je ne suis pas bête, Begnito, je suis plus intelligente que toi et ton curé réunis, si tu veux le savoir. Et toi, tu devrais le savoir, parce que tu me connais très bien, tu sais très bien qui je suis, et qui était mon père. Et je ne vais rien faire qui l’obligerait à se lever de sa tombe pour me maudire.
- Toi, tu feras ce que je te dirai ! – la voix de son mari s’éleva avec une autorité qui fit se crisper les épaules de son fils.
- Non !- mais cette fois-ci elle cria plus fort – Non ! Tu m’entends ? Non ! C’est bon lorsque le repas est froid ou que j’oublie de donner à manger aux poules, mais pour ça non. Non, Benigno, non. Plutôt partir de cette maison, que tu le saches.
Texte de Almudena Grandes, El corazón helado, 2007