Le mendiant
On accède au
centre commercial par une grande galerie pleine de luxueuses vitrines et là il y
a un mendiant qui joue de la flûte. Une femme avec un vison et un sac à main Prada passe devant lui. Le mendiant arrête sa mélodie et
lui tend la main pour lui demander l’aumône. La femme dit : je suis
désolée, je suis pressée et pressant instinctivement le pas, elle entre dans
l’établissement. Le mendiant ne demande pas l’aumône en échange de rien. Avec sa flute, il joue l’Hymne à la joie, l’unique morceau qu’il connait. La femme fait
quelques achats dans le centre commercial, prend l’apéritif à la cafétéria puis
ensuite, elle décide de sortir dans la rue. Un vigil aux énormes biceps lui
ouvre la porte de verre qui donne sur la spacieuse galerie où la flûte du
mendiant résonne encore. Ici même, un type, avec de longs favoris, des baskets
et un anorak, s’approche de la femme par derrière, la fait tomber avec une clé de
judo, lui arrache son sac et s’enfuie à
toute vitesse tout au long du couloir, sans que personne de ceux qui
l’entourent ne lève le petit doigt pour l’arrêter. Tout le monde reste
paralysé. Même le vigil qui a vu l’agression à travers la vitre reste impassible.
On le paie, lui, uniquement pour protéger les clients à l’intérieur de
l’établissement. Il n’y a que le mendiant qui réagit alors que la femme est au
sol en train de crier. Il interrompt l’Hymne
à la joie, lâche la flûte et court derrière le bandit. Il semble que sous
ses guenilles le mendiant a un corps d’athlète, car non seulement il le rejoint
mais il se bat avec lui, l’immobilise et récupère le sac qui contenait, entre
autre, 42 000 pesetas et un Dupont en or. Le mendiant le remet à la femme
puis commence à jouer de nouveau à la flûte. La femme tente de le récompenser
pour son héroïsme, mais le mendiant se refuse à accepter tout ce qui ne serait pas une aumône
ordinaire. Il croit qu’il la mérite par
le simple fait de jouer l’Hymne à la joie.
La femme cherche dans son sac une pièce de 100 pesetas, elle la jette dans
l’étui qui est au sol et le mendiant la remercie en inclinant la tête. La femme
s’évanouie dans la rue.
Manuel Vicent, El país
04.12.1996