Paso del Norte
Dans la première moitié du XX, le narrateur a décidé
d’émigrer aux Etats Unis contre la volonté de son père. Sa tentative a échoué.
Il vient de rentrer chez lui, et raconte à son père sa mésaventure.
- Père, on nous a tués.
- Qui ?
- Nous. Lorsqu’on a traversé le fleuve.
Ils ont fait siffler les balles à nos oreilles jusqu’à tous
nous tuer.
- Où ?
- Là-bas, à Paso del Norte, alors que les lanternes nous éclairaient et que nous
traversions le fleuve.
- Et pourquoi ?
- Bah, je ne le sais pas père. Tu te souviens de Estanislao ? c’est lui qui
m’a mis en tête de partir là-bas. Il m’a dit quelles étaient les ficelles du
système et nous sommes allés d’abord à México et de
là à el Paso. Et nous traversions le fleuve lorsque les mausers nous ont tirés
dessus. Je suis revenu sur mes pas parce qu’il me disait : « Sors-moi
d’ici, compatriote, ne me laisse pas là. » Et alors il était déjà à terre,
sur le dos, le corps tout transpercé, sans force. Je l’ai traîné comme je l’ai
pu par à-coups, me mettant hors du champ des lanternes qui nous éclairaient
pour nous trouver. Je lui ai dit ; « Tu es vivant », et il m’a
répondu : « Sors-moi d’ici, compatriote », puis il m’a
dit : « Ils m’ont eu ». Moi j’avais le bras cassé par une balle
et l’os ressortait au niveau du coude. C’est pourquoi je l’ai pris de la bonne
main et je lui ai dit : « accroche-toi fort ». et il est mort sur la rive, face aux lumières d’un lieu qu’on
appelle la Ojinaga, de ce côté encore, parmi les
joncs qui continuaient à ratisser le fleuve comme si rien ne c’était passé.
Je l’ai remonté sur le rivage et je lui ai dit : T’es
toujours vivant ? et il ne m’a pas répondu. J’ai
lutté pour réanimer Estanislao jusqu’au petit
matin ; je l’ai frictionné, et je lui ai massé les côtes afin qu’il respire
à nouveau, mais il est resté muet comme une carpe.
Celui de l’émigration s’est approché de moi le soir.
- Hé. Qu’est-ce que tu fais ici toi ?
- Bah, je veille ce pauvre mort.
- C’est toi qui l’as tué ?
- Non, mon sergent, je lui ai dit.
- Je ne suis pas du tout sergent. Alors qui ?
- Comme je l’ai vu en uniforme avec les petits aigles, j’ai
pensé qu’il était de l’armée et comme il avait un pistolet tellement imposant
que je n’en ai pas douté.
- Il a continué à me demander :
« Qui alors, hein ? » Et il m’a harcelé ainsi, sans
aucune trêve jusqu’à me saisir par les cheveux et je n’ai même pas pu m’aider
des mains, je n’ai pas pu me défendre à cause de mon coude blessé.
Je lui ai dit :
- Ne me frappez pas, je suis blessé au coude.
Alors seulement il a cessé de me malmener.
- Que c’est-il passé ?dis-moi- me dit-il.
- Bah, cette nuit on nous a repéré. Nous étions heureux
comme tout, et nous sifflotions de joie car nous allions de l’autre côté,
lorsque, juste au milieu de l’eau, la fusillade a commencé. Et personne n’y
pouvait rien. Lui et moi, nous avons été les seuls à nous sortir de là et à
moitié parce que regardez, il y a même laissé sa peau.
- Et qui vous a tiré dessus ?
-Bah, on ne les a même pas vus. Ils nous ont juste éclairés
avec leurs lanternes et prends ça et prends ça, nous avons entendu les
sifflements, jusqu'au moment où j’ai senti que mon coude éclatait et que j’ai
entendu celui ci me dire : « Sors-moi d’ici, compatriote. » Même
si cela ne nous avait servi à rien de les voir.
- Alors ça devait être les apaches.
- Quels apaches ?
- Bah, des personnes que l’on appelle ainsi et qui vivent de
l’autre côté.
- Bah c’est pas las Tejas de l’autre côté ?
- Si, mais c’est plein d’apaches, tu n’en n’as même pas
l’idée. Je vais appeler ceux de Ojinaga
pour qu’ils viennent chercher ton ami et toi prépare-toi à rentrer chez toi.
D’où es-tu ? tu n’aurais pas du partir de là-bas.
Tu as de l’argent ?
- j’ai pris ces quelques sous sur ce pauvre mort. J’espère
que cela sera suffisant.
- j’ai là un peu d’argent pour les rapatriés. Je te donnerai
le prix du retour ; mais que je ne te revois par ici, sinon je te laisse
crever. Je n’aime pas voir un visage deux fois. Allez ,
file !