La transition : de la dictature
à la démocratie
De toutes les années que j’ai vécu sur le sol espagnol, je
me rappelle avec éblouissement des cinq que j’ai passées dans la chère
Barcelone au début des années soixante-dix. La dictature de Franco était toujours
présente et il fusillait encore, mais c’était déjà un régime en décomposition,
incapable de garder le contrôle d’autrefois, surtout dans le domaine de la
culture. La censure ne parvenait pas à colmater des failles et des brèches qui
s’ouvraient et par lesquelles la société espagnole absorbait de nouvelles
idées, des livres, des courants de pensée, des valeurs et des formes
artistiques jusqu’alors interdits pour être subversifs. Aucune ville ne profita
mieux que Barcelone de ce commencement d’ouverture, ni ne vécut une
effervescence semblable dans le domaine des idées et de la création. Elle s’est
convertie en la capitale culturelle de l’Espagne, le lieu où il fallait être
pour respirer l’aperçu de la liberté qui viendrait. Et d’une certaine façon, ce
fut aussi la capitale culturelle de l’Amérique Latine par la quantité de
peintres, d’écrivains, d’éditeurs et d’artistes venant des pays
latino-américains qui s’y installèrent, ou allaient et venaient à Barcelone,
parce que c’était là où il fallait être si l’on voulait être poète, romancier,
peintre ou compositeur de notre temps. Pour moi, ce furent des années
inoubliables de camaraderies, d’amitié, de conspirations et de fécond travail
intellectuel. Tout comme avant Paris, Barcelone fut une tour de Babel, une ville
cosmopolite et universelle, ou il était stimulant de vivre et de travailler et,
où, pour la première fois depuis les temps de la guerre civile, les écrivains espagnols
et latino-américains se mélangèrent et fraternisèrent, se reconnaissant maitre
d’une même tradition et alliés dans une entreprise commune et une
certitude : la fin de la dictature était imminente et que la principale
protagoniste serait la culture dans l’Espagne démocratique.
Bien que cela ne se soit pas passé exactement comme ça, la
transition espagnole de la dictature à la démocratie a été l’une des meilleures
histoires des temps modernes, un exemple de comment […] peuvent
survenir des faits si prodigieux comme ceux des romans du réalisme magique.
La transition espagnole de l’autoritarisme à la liberté, du sous-développement
à la prospérité, d’une société de contrastes économiques et d’inégalités du tiers-mondiste
à un pays de classes moyennes, son intégration à l’Europe et l’adoption en peu
d’années d’une culture démocratique à fait l’admiration du monde entier et a
précipité la modernisation de l’Espagne. Cela a été pour moi une expérience
pleine d’émotion et la vivre de très près et parfois de l’intérieur a été très
instructif.
Mario VARGAS LLOSA (Perú, 1936), Elogio de la lectura y la
ficción, Discurso ante la Academia Sueca, 2010