Une odieuse réalité
Je sentais bien que Franco était un
dictateur, car cette année là, j’avais
au collège, un camarade de classe vénézuélien qui m’avait expliqué que dans son
pays, il y avait des élections tous les quatre matins et qu’il était très surpris
qu’en Espagne le président ne change jamais.
Mais tout le reste, la misère, l’injustice, l’illégalité, les tribunaux
d’ordre public, les riches richissimes, les pauvres affamés, la police
meurtrière, les tortionnaires au compte de l’état, les sentences de mort, les
incarcérés pour avoir lu des livres, pour avoir chanter des chansons, pour
s’être embrassés dans la rue, pour avoir dit à voix haute ce qu’ils pensaient,
les journaux qui mentaient chaque jour, de la première à la dernière page, sans
jamais informer de ce qu’il se passait en réalité… De tout cela, je n’en avais
aucune idée […] Alors, Carlos m’expliqua enfin ce qu’il y avait dans le paquet
qu’il venait de déterrer lorsque nous étions entrés. C’étaient des armes faites
de papiers, des mots explosifs, des brochures et des tracts afin de raconter
aux gens la vérité, afin de les convaincre qu’il fallait faire quelque chose,
pour les encourager à lutter contre cette odieuse réalité, comme lui luttait,
en secret, en silence sans que personne ne se rende compte de rien, mon cousin
ainé, un garçon exemplaire, de si bonne famille, un étudiant remarquable, tellement
responsable, tellement aimable avec tous, tellement mature pour son âge, déjà
presque avocat et avec tant d’avenir devant lui.
Almudena GRANDES (escritora española), El capitán de la fila india, 2005