Lettres depuis l’enfer
Bonjour María: […] Que
fais-je afin de me distraire ? Ne pas me distraire. Voyons si je me fais
comprendre par la présente lettre. Lorsque nous sommes enfants et que nous
sommes dans le berceau, nous pleurons pour
que l’on nous prenne aux bras. Je suppose que notre souhait est de sentir le
mouvement, la liberté. Mais on nous met une sucette dans la bouche pour que
nous oubliions notre envie et que nous pensions à autre chose, pour que la
volonté de celui qui nous met la sucette s’accomplisse. Tout simplement, parce
qu’on ne veut pas s’encombrer de nous […]
Tu dis, María, que tu ne
comprends rien à la politique. Alors ne te divertis pas. Si tu t’égares lorsque
tu réclameras la liberté, la justice et l’égalité, on va te demander de parler
d’autres choses, de regarder ailleurs ou de te mettre à prier.
Je sais bien que ce que
tu veux me demander, c’est comment,
ayant quatorze ou quinze heures de temps
devant moi, à occuper, ou à ne rien faire, j’arrive à ne pas m’ennuyer. C’est
cela que je voulais te dire : je ne me divertis pas en pensant à la même
chose. Je dois m’imposer une discipline mentale. Je ne me lève pas, comme tu le
fais toi. Je me réveille à huit heures et demi du
matin. J’écoute les nouvelles ou de la musique jusqu’à neuf heures et demi ou
dix heures. Je prends mon petit déjeuner, et ensuite j’ai quelques heures bien
déterminées pour lire, écrire ce qui me passe par la tête. Tandis que toutes
les trois heures, plus ou moins, on me change de position, j’observe ce que les
gouvernements s’inventent afin que les peuples et les masses regardent là où
eux désirent. La comédie, le drame le mélodrame est épouvantable. […] Défends,
María, le système politique démocratique. Mais pour cela, vous devrez commencer
par vous même, après continuer dans vos futures familles avec vos propres
enfants.[…] Pour qu’une démocratie soit vraie, il faut
commencer par l’habitude de la critique analytique, la tolérance, et le
respect. L’habitude qui ne s’apprend pas étant enfant, n’est pas pratiquée étant
adulte. Je suppose que tu connais quelques garçons ou filles qui ont des soucis
de compréhension avec leurs parents ou professeurs ; Quelles en sont les
causes ? D’après ce que j’observe, cela est toujours dû pratiquement au fait que l’on veut maintenir le principe
de l’autorité de façon antidémocratique. Afin de défendre la démocratie,
María, n’oublies pas qu’il faut
critiquer en cherchant les causes et l’origine de tout ce qui nous semble
irrationnel et injuste.
Comme tu peux le
constater, chère María, là est ma façon de me distraire. Je t’embrasse
affectueusement ainsi que tes amis de la photo.
Texte espagnol de : Ramón Sampedro, Cartas desde el infierno