Ecrire pour vivre
Décevant les espoirs
de son père, le jeune Gabriel quitta les études pour se consacrer au
journalisme et à la littérature.
Chaque chose,
seulement en la regardant, faisait monter en moi un désir irrésistible d’écrire
pour ne pas mourir. J’en avais déjà souffert auparavant, mais ce matin là seulement
je l’ai reconnue telle une crise d’inspiration, ce mot si abominable mais si
réel qui dévaste tout ce qu’il rencontre sur son passage pour à terme finir en
cendre.
Je ne me souviens pas
que nous ayons parlé plus, même dans le train du retour. Déjà dans le bateau,
durant la matinée du lundi, dans la brise fraîche des marécages endormis, ma
mère se rendit compte que je ne dormais pas non plus, et elle me demanda :
-- A quoi
penses-tu ?
-- J’écris – lui
répondis-je. Et je m’empressai d’être plus aimable- autrement dit, je pense à
ce que je vais écrire lorsque je serai au bureau.
- Tu n’as pas peur
que ton père meurt de chagrin ?
D’une grande
pirouette je me défilai.
- Il a eu tant de
raison de mourir que celle-ci sera la moins mortelle.
Ce n’était pas le
meilleur moment de me lancer dans un second roman après m’être enlisé dans le
premier et d’avoir tenté avec ou sans succès d’autres formes de fiction, mais tel
un compromis de guerre je me l’imposai à moi même cette nuit là: l’écrire
ou mourir. Ou tout comme Rilke avait dit :
« Si vous pensez être capable de vivre sans écrire, n’écrivez pas ».
Depuis le taxi qui
nous mena jusqu’au quai des bateaux, ma vielle ville de Barranquilla me sembla
étrange et triste dans les premières lueurs de ce février provincial. Le
capitaine du bateau Eline Mercedes m’invita à accompagner ma mère jusqu’à Sucre
où vivait la famille depuis dix ans. Je n’y pensai même pas. Je lui ai dit au
revoir d’un baiser, et elle me regarda droit dans les yeux, elle me sourit pour
la première fois depuis la veille au soir et me demanda avec sa malice
habituelle :
- Alors, je lui dit quoi à ton papa ?
Je lui répondis avec
la main sur le cœur :
- Dîtes-lui que je
l’aime beaucoup et que grâce à lui je vais être écrivain.
Et je devançais sans
compassion toute alternative. - Rien d’autre qu’écrivain.
Gabriel García Márquez, Vivir para contarla, 2002.