Etrange
voyage
Un jour, le romancier José Manuel Fajardo m’a raconté une histoire qu’il tenait lui même de
mon estimable Cristina Fernandez Cubas, laquelle, semble-t-il, soutenait qu’il
s’agissait d’un fait réel, quelque chose qui était arrivé à l’une de ses
tantes, ou peut-être à une amie d’une tante. Le fait est qu’il y avait une
femme, que nous allons appelée Julia par exemple, qui vivait en face d’un
couvent de religieuses cloitrées ; l’appartement situé au troisième étage,
possédait deux balcons qui donnaient sur le couvent, une solide construction du
XVII siècle. Un jour, Julia goûta les gimblettes réalisées par les religieuses
et elle les aima tant qu’elle prit l’habitude d’en acheter une petite boîte
tous les dimanches.
La régularité de ses visites lui firent lier une certaine amitié avec la Sœur Tourière
qu’elle n’avait, naturellement, jamais vue mais avec laquelle elle parlait à
travers le tour de bois. Connaissant les rigueurs de l’univers claustral ,
Julia dit un jour à la Sœur qu’elle vivait juste en face, au troisième étage,
les deux balcons qui donnaient sur la façade, et qu’elle ne devait pas hésiter
à demander son aide si elle avait besoin de n’importe quelle chose du monde
extérieur, que ce soit porter une lettre, récupérer un paquet, faire une commission.
La religieuse la remercia et les choses en restèrent là.
Un an s’écoula, trois ans s’écoulèrent, trente ans
s’écoulèrent. Un soir, Julia était seule chez elle lorsqu’on frappa à la porte.
Elle ouvrit et se trouva face à face avec une toute petite religieuse âgée,
très soignée et ridée. Je suis la Sœur Tourière, dit la femme d’une voix
familière et reconnaissable ; il y quelques années, vous m’avez offert
votre aide au cas où j’aurais besoin de
quelque chose du monde extérieur, et aujourd’hui j’en ai besoin. Oui , bien sûr, répondit Julia, dîtes-moi. Je voulais vous
demander, expliqua la religieuse, de me permettre de me pencher à votre balcon.
Surprise, Julia fit entrer la vieille femme, la dirigea à travers le couloir
jusqu’à la salle et sortit sur le balcon avec elle. Elles restèrent là toutes
les deux à regarder le convent pendant un bon moment, immobiles et silencieuses.
Enfin, la religieuse dit : « c’est beau, n’est-ce-pas ? »
et Julia répondit : « Oui, très beau ». Cela dit, la Sœur Tourière
retourna dans son couvent, pour, de toute évidence, ne jamais plus en sortir.
Cristina Fernández
Cubas racontait cette très belle histoire comme l’exemple du plus grand
voyage qu’un être humain peut réaliser. Mais pour moi, c’est un peu plus, c’est
le symbole même qu’écrire des romans implique d’oser parachever cet
impressionnant voyage qui t’extirpe à toi même et te permet de te voir dans le
couvent, dans le monde, dans l’infini.
Rosa Montero, La
loca de la casa, 2003